Métier n°1

Vingt minutes. C’est le temps de survie que l’on donne à celui qui se balade sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute. Le risque de se faire happer par un camion qui serre un peu trop à droite, ou par une voiture qui tombe brutalement en panne mais déboîte à une vitesse encore trop élevée pour vous éviter, ce risque donc, est extrêmement élevé.

À ce niveau, les gens qui travaillent aux abords des autoroutes battent des records de longévité. C’est vrai qu’on preste des horaires décalés. Mon horaire à moi est de deux périodes par jour, soit entre 3h et 6h, soit entre 11h et 15h, soit entre 20h et 23h. Quelquefois on est appelés le WE, ou en plein milieu de la nuit. Pour des grosses pièces, à évacuer d’urgence car elles menacent la sécurité des automobilistes…

Si on veut rester en vie plus de vingt minutes, le protocole de sécurité n’est pas bien compliqué: tenue réglementaire jaune vif avec les bandes réfléchissantes; panneau lumineux à placer 200 mètres en amont de l’endroit où on se trouve; interdiction absolue de dépasser la ligne blanche qui définit la bande d’arrêt d’urgence…

Vous l’aurez compris, je nettoie les abords des autoroutes. Mon travail n’est pas de ramasser tout ce qui traîne, non, on a chacun notre « spécialité ». Moi, c’est les cadavres d’animaux.

Ce job n’a rien d’attractif, que du contraire! Vous pataugez deux fois 3 heures par jour dans le sang, la bouillie d’organes, les crânes défoncés, les tripes à l’air déjà en putréfaction ou bouffées par les vers… Mais par les temps qui courent, on n’est pas toujours en mesure de faire le difficile. C’est très bien payé! Un fixe d’éboueur ordinaire, mais assorti d’une prime de risque conséquente, et multiplié par deux à cause des horaires. L’autre avantage, c’est qu’on a la paix: le travail est solitaire et ça me convient parfaitement de ne pas avoir un emmerdeur avec moi; je ne pourrais pas non plus être assis toute la journée dans un bureau.

Là, je marche. Sur environ trois heures de boulot, je m’enfile mes huit kilomètres d’autoroute. J’ai calculé qu’en un an j’arpentais ainsi plus de 3000 kilomètres. Ça en fait des bêtes ramassées, vous pouvez me croire!

Je ne sais pas combien on est à faire ce boulot. Parfois j’ai l’impression d’avoir vraiment un job unique, que je suis le seul à exercer. Jamais je n’ai croisé quelqu’un qui faisait la même chose que moi. J’aurais pu, sur la bande opposée de la route; ou un peu plus loin devant, ou derrière… Mais non, jamais personne.

Quand j’arrive au centre, quelqu’un nous conduit en fourgonnette jusqu’à l’endroit où on commence, avec le matériel nécessaire. Le panneau lumineux sur roues, et pour moi, un sac étanche, sur chariot aussi. Les autres, il ramassent les simples détritus, morceaux de chapes de pneus, canettes, sacs en plastique, bouteilles remplies de pisse, jetées par les camionneurs pressés, restes de repas, sans parler des langes, serviettes hygiéniques ou vêtements perdus, lorsqu’un coffre de toit est mal fermé par exemple. Mes collègues travaillent par groupes de trois ou quatre et leurs sacs poubelles se remplissent à une allure ahurissante.

Moi, mon sac étanche, il n’est pas toujours plein au bout des trois heures de pause. Ça dépend de l’endroit où on est et de la taille des bêtes surtout. La consigne, c’est de ne rien laisser passer. Même un oiseau ou un rat des champs, je dois les prendre.

C’est très varié, ce que je ramasse. Mais au fil du temps, j’ai pu établir une sorte de grille statistique avec ce que j’avais le plus de chance de rencontrer en fonction de l’endroit où je me trouve. Sur les autoroutes qui longent les zonings, ce sont surtout des lapins et des renards. Le long des villes, ce sont des chiens, des chats, des pies et des corneilles; de plus en plus aussi des fouines et des renards. Les autoroutes qui traversent des forêts sont jonchées de lièvres, écureuils, chevreuils, et même quelquefois des sangliers. En rase campagne, ce sont des hérissons, mulots, taupes, belettes, renards et petits oiseaux. Ce n’est pas une règle absolue.

Un jour j’ai trouvé un cygne. Une autre fois un castor… le spectacle le plus étonnant qu’il m’ait été donné de voir, c’était un poney, qui était mort en érection. Il était sur le dos, les quatre fers en l’air comme on dit, et son sexe, impressionnant, était encore dressé comme un mât, ce qui lui faisait comme une cinquième patte!

Une nuit, j’ai trouvé une vache. Elle avait été chopée par un camion, il n’en restait plus grand chose. Les morceaux étaient étalés sur plusieurs dizaines de mètres.

Quand ce sont de gros animaux, je dois appeler un camion spécial, qui vient ramasser directement. Même avec un chariot à roulettes je ne pourrais pas traîner d’aussi grosses pièces sur 8 kilomètres; ni, a fortiori, les faire entrer dans le sac étanche. Il me faudrait les dépecer sur place… Le camion qui doit venir, je ne suis pas censé attendre qu’il arrive. Je dois baliser l’endroit pour qu’il le trouve facilement, et je peux continuer mon petit bonhomme de chemin… Je suppose qu’il arrive assez vite, mais il est possible aussi que les gars attendent le matin pour venir ramasser l’animal en question.

Aujourd’hui je n’ai pas ramassé grand-chose. Quelques hérissons. Un écureuil. Deux oiseaux. On sent que l’hiver approche. Les bêtes sortent moins. Certaines hibernent sans doute déjà. En plus la visibilité est mauvaise, même sur cette autoroute éclairée; et comme il fait déjà froid, je marche plus vite, en étant moins attentif. J’ai sûrement loupé des trucs. Tant pis.

***

Je me suis fait embarquer par des flics. On m’a dit que je ne pouvais plus travailler. Je ne comprends pas. Je vais perdre mon boulot? On m’a emmené à l’hôpital. On m’a enlevé tous mes vêtements. Ils les ont mis dans un sac, comme celui que j’utilise pour les cadavres. Ils ont tout jeté, et ils m’ont mis sous une douche, avec un savon spécial qui sentait le désinfectant. J’ai protesté, j’ai dit que je n’étais pas malade, qu’il fallait me laisser faire mon travail, que je me plaindrais au Centre, mais rien n’y a fait. Ils m’ont mis de force dans un lit et je me suis endormi. Quand je me suis éveillé, j’ai vu que j’étais dans une pièce qui sentait la même chose que le savon avec lequel on m’avait lavé, et que la porte était fermée à clef et la fenêtre grillagée. Ça m’a rappelé un rêve que je faisais autrefois. Un rêve où j’étais tout le temps enfermé dans une pièce comme celle-ci…

***

« Le patient de la douze, il ne peut sortir sous aucun prétexte? On m’a dit qu’il était dangereux pour lui-même, mais il n’y a rien d’indiqué sur sa fiche… »

« Celui qui puait le cadavre? Pauvre vieux. Il paraît qu’il arpentait les portions d’autoroute à la recherche des animaux écrasés. On ne sait pas comment il faisait pour pénétrer dans la camionnette en même temps que les autres travailleurs de la route… Il s’était fabriqué un chariot spécial. Tu sais où il les mettait, les cadavres? Il creusait des trous derrière chez lui. Les voisins ont commencé à se plaindre, à cause de l’odeur, l’été dernier, mais on ne l’a chopé qu’hier soir. Cerise sur le gâteau, on a retrouvé dans sa piaule les photos de tous les animaux qu’il a ramassés depuis six mois. Elles étaient punaisées sur un mur… Tu parles d’un spectacle! »