22 mars – 21 avril 2016
Marie-Pierre JADIN
Ce 22 mars 2016, cette journée qui avait commencé comme beaucoup d’autres…
Ce 22 mars 2016, nous sommes des milliers à nous être levés, comme d’habitude, avec déjà dans la tête la routine d’une journée de travail ordinaire.
Le petit déjeuner, avec les enfants, la préparation des pique-niques de midi.
« N’oublie pas ton sac de gym! »
« Maman, tu peux signer ça s’il te plait? »
Le sac à main, avec le gsm, le portefeuille, l’abonnement de bus, la clef du bureau.
Moi aussi.
Mes journées commencent à 7h. La douche le ptit déj le bus de 8h17 à attraper. Le métro, à Delta, un peu avant 9h…
La tête pas encore au travail, de la musique dans les oreilles, la course de tout le monde, partout, le métro qui se remplit, le livre qui se lit, les arrêts qui se succèdent…
Une journée comme les autres, tout aussi pleine ou vide de promesses. Mais une journée qui commence, pour quelqu’un qui a des projets, est toujours pleine de promesses, non?
Ce 22 mars 2016, je me suis donc levée à 7h, comme d’habitude. Nous avons déjeuné avec les enfants, et normalement je serais partie vers 8h00, comme d’habitude, pour attraper mon bus, celui qui va à Bruxelles. Je serais montée dans celui de 8h17, un peu en retard comme toujours à l’heure de pointe. Avec les habitués du Conforto de 8h17. Quelques Wavriens, qui ne se connaissent pas vraiment mais qui se disent bonjour, comment ça va, à l’arrêt. Je serais descendue à Delta un peu avant 9h, la rame serait arrivée à quai et je serais montée dans une des voitures du milieu, comme d’habitude… A 9h11…
***
Je n’y étais pas, dans ce bus, ni dans ce métro.
Ce matin du 22 mars, je dois terminer un travail à la maison, sur mon ordinateur personnel, plus performant que celui du bureau. Oui, j’ai cette chance de pouvoir faire du télé-travail lorsque cela m’arrange mieux!
A l’aise, en pantoufles, avec une grande tasse de café, la radio allumée et mon chat paresseux à côté de moi. Telle était la promesse de ce début de journée…
A 7h35, j’allume mon ordinateur, et la radio, pour écouter les nouvelles et surtout entendre un reportage d’Eléonore, ma fille aînée, en stage à la RTBf durant tout le mois de mars. J’éprouve un vague sentiment de culpabilité, car elle m’a dit que son reportage passerait à 7h30, et je pense qu’une fois de plus, je l’ai raté!
Mais brusquement, après le « café serré », les nouvelles s’emballent: double explosion à l’aéroport de Zaventem. Les premiers témoignages ne semblent pas affolants, et je commence ton travail de mise en page.
Vers 9h15, on parle d’une explosion dans le métro. Station Maelbeek. 9H11.
Et là, je sais.
Je sais à quoi j’ai échappé.
Les pensées, les images se bousculent dans ma tête…
Même si je suis chez moi, tranquille, saine et sauve, alors que pour beaucoup de personnes la vie a vraiment basculé dans l’horreur, il me semble que ma vie ne sera plus la même à partir de ce moment…
***
Il se dit de tant de gens qu’ils étaient « au mauvais endroit au mauvais moment », par pur hasard parfois, parce qu’ils n’auraient pas dû être là, parce qu’ils ont raté le métro précédent, ou parce qu’ils sont arrivés trop tôt, ou parce qu’ils ont changé d’idée à la dernière minute, « tiens j’irais bien chez le coiffeur ce matin » ou « je dois passer rendre un document là-bas avant d’aller au travail » ou…
Moi c’est l’inverse: mon quotidien c’est ce métro, cette ligne, cette rame… Hier, lundi, je devais travailler à la maison. Mais j’avais oublié des documents à Bruxelles, donc tant qu’à faire, je me suis rendue au bureau, avec mon ordinateur portable, lourd et encombrant, et j’ai fait une grosse partie du boulot sur place. Et puis comme je n’avais pas fini, j’ai dit: demain j’arriverai plus tard, je termine le travail de mise en page à la maison et puis je viens pour imprimer tout ça…
Je pense à ma migraine de lundi matin. J’ai hésité à ne pas bouger de chez moi… Mais ces fichus documents oubliés. Et l’urgence d’une revue à mettre en page…
***
J’installe l’ordinateur devant la télé. Je fais du travail mécanique. La PAO ne prend pas la tête: importer un texte sur la page préformatée, le creuser pour y insérer une image, chercher l’image, l’importer, arranger le titre, le chapeau et la signature, verrouiller le tout sur le cadre de la page, et recommencer avec l’article suivant.
Je ne prends même pas la peine de relire les articles. J’écoute les news, regarde les images, toujours les mêmes, en boucle. Les sms, coups de fils, messages sur Facebook et messenger s’enchaînent. Ceux qui connaissent mes habitudes et mon trajet veulent savoir si je suis OK.
Arrive ce sms inquiet (avant que le réseau ne fonctionne plus!!!). Je ne sais pas de qui il vient, mais je réponds pour rassurer la personne. Ce n’est que le lendemain que je comprendrai qu’il s’agissait de Laure, elle aussi travaille à Bruxelles, et je ne lui avais même pas demandé comment elle allait!
Au journal de 13h, un passager du bus de 8h17 prend la parole, en tant que rescapé de l’attentat du métro… Je n’ai dès lors plus aucun doute sur le fait que moi aussi, j’aurais dû me trouver dans ce métro!
Un ami du boulot, qui travaille pour l’association française équivalente à la nôtre, m’envoie un message de solidarité. Encore sous le choc, je lui réponds ce message:
Je pense que nous sommes arrivés à un temps où nous devons tous veiller les uns sur les autres, prier les uns pour les autres… Et nous battre, non tant contre l’obscurantisme propagé par les extrémismes, que pour offrir, un jour, une société moins inégalitaire, où chacun ait sa chance.
Malgré la tristesse, la colère et la peur (quand même), je ne parviens pas à enlever de mon esprit que parmi les victimes d’un attentat terroriste de ce genre se trouvent les kamikazes eux-mêmes. Ni que, quelque part, ils sont engendrés par nos sociétés désenchantées.
Aujourd’hui plus que jamais, je suis convaincue que tous les jours de notre vie nous avons le devoir de nous battre pour tenter de réenchanter ce monde!
Des collègues ne sont pas d’accord avec ce texte, qui fait des kamikazes des victimes comme les autres.
Un peu de respect pour les victimes, me dit-on…
J’apprends que les terroristes ne sont pas comptabilisés au nombre de morts. Les terroristes ce sont de purs salauds.
A cela, je réponds: Essayez ne fût-ce qu’une seconde de vous mettre à la place de ce type qui sait qu’il va mourir, dans quelques minutes… Qui sait qu’il va être le détonnateur de sa propre mort. Un suicidaire aussi sait qu’il va mourir, mais un suicidaire, il agit par désespoir, dans le but de mettre fin à ses souffrances. Mais dans la tête d’un kamikaze, qu’y a-t-il comme souffrances, comme désespoir, comme promesses factices? Impossible pour moi de le dire…
23 mars
Mes voisins pakistanais m’ont invitée à prendre le thé. Cette famille est entrée dans ma vie presque par hasard. Mais non, il n’y a pas de hasard, dit Eluard, il n’y a que des rendez-vous.
Lorsque l’occasion m’a été offerte de rendre service à ces gens, je n’ai pas hésité longtemps. C’est difficile d’aider, m’a un jour dit Isa, une amie africaine. Elle avait raison: c’est difficile de demander de l’aide, et c’est tout aussi difficile de rendre service. Cela nous expose à toutes sortes de complications, du moins c’est ce que l’on croit. Parce que, en réalité, cela nous expose aussi à d’incroyables réjouissances!
J’avais peur, la première fois que j’ai frappé à leur porte: je savais que je plongeais dans l’inconnu. Une culture totalement différente de la mienne, une autre religion, une autre mentalité. Les petites filles, 10 et 11 ans, habillées comme là-bas, en sari et voile sur la tête. La maman qui ne parle que le urdu et le pachto. Mais les petites, à qui j’allais donner des leçons de français, avaient tout aussi peur que moi!
Depuis lors, on est devenus amis, de cette amitié qui ne pèse pas, mais qui allège au contraire. Parce que vous apprivoisez l’inconnu et que chaque rencontre vous apporte quelque chose de neuf. Et parce que c’est la même chose pour l’autre.
J’ai grandi à l’ombre d’une église et j’ai été éduquée chrétiennement. Je ne me sens pas croyante, lorsque je me compare à certaines personnes autour de moi. La rencontre avec la famille pakistanaise, musulmane, m’a fait comprendre ce qu’est la foi qui soulève les montagnes: il ne s’agit pas d’attendre de Dieu qu’il vous donne cette force, non, il faut se démener soi-même, et la force vient de surcroit.
Ce mercredi, je demande aux filles si elles ont entendu parler des attentats à Bruxelles. Elles me répondent que oui. L’heure suivante se passera à visionner, sur leur smartphone, des vidéos d’attentats commis au Pakistan. Un des plus meurtriers et des plus marquants pour elles a eu lieu en décembre 2014, dans un collège de garçons de Peshawar. Une fusillade qui a fait 141 morts, dont 132 enfants entre 12 et 17 ans…
Areesha me dit alors, dans son français approximatif: « Et après, nous on arrive ici ». Et je me rends compte, brusquement, qu’elles ont grandi là, dans cette violence aveugle, incompréhensible.
Je me dis aussi que la famille a quitté le Pakistan, pays violent et injuste envers ses femmes, mais pour trouver quoi? La même violence partout? La même peur de l’autre, la défiance par rapport à la différence? Avec le racisme en prime!
24 mars
Il faut bien retourner à Bruxelles… Il faut bien reprendre le chemin du travail. Je monte dans le bus de 8h17. Persuadée que la ligne de métro sera fermée. Résolue à parcourir à vélo les presque 6 km qui séparent la station Delta de la rue où je travaille…
Contre toute attente la station est ouverte. On est en alerte 4, il n’y a qu’une entrée, et on est fouillés. Nous ne sommes que quelques-uns… Un métro à quai, nous y montons. Mais il ne part qu’un quart d’heure plus tard, car une seule voie fonctionne, et les rames roulent donc en alternance, vers Hermann-Debroux, et vers Schuman.
À ce moment précis, j’ai brusquement ressenti une infinie tristesse! Comme si tous les malheurs du monde s’étaient abattus sur Bruxelles. Et dans ma tête, pour accompagner cette tristesse, comme pour l’entretenir, les notes bleues de Dick Annegarn lorsqu’il chante Bruxelles avec cette tendresse si particulière.
Minutes de silence
Il y a un moment, juste avant le lever du soleil, où tout devient silencieux; les oiseaux arrêtent de chanter…
Dans ce grand silence qui précède l’aube, on aurait envie de croire que tout est possible…
Dans le grand brouhaha médiatique qui suit l’explosion des bombes, je pense à ces minutes de silence, organisées un peu partout, dans les écoles, les lieux publics, les ministères, les entreprises…
Ce silence qu’en fait nous ne trouvons nulle part, sinon en nous: silences lourds de sens ou de non-sens, où chacun se retrouve avec soi-même et ses pensées, de haine, de vengeance, de colère, d’incompréhension, d’effroi, parfois d’espoir ou d’amour…
Le silence sied mal aux vivants. Dans nos villes hyperactives, il est inexistant. Dans les campagnes, la vie bouillonnante de la nature qui nous entoure nous rappelle que le silence n’existe pas, sinon très loin au-dessus de nos têtes, là où l’air vient à manquer.
Oui le silence sied mal aux vivants et ces minutes de respect, pour moi, s’égrènent lourdement.
Le jeudi 24 mars, nous étions quelques-uns à reprendre la ligne 5 du métro à Delta. La station d’ordinaire animée à 9h du matin était presque vide et ne résonnait que du bruit de la rame arrivant à quai.
A Schuman, le terminus, nous nous sommes dirigés en file vers l’unique sortie. Silencieux, comme si l’on avait craint de manquer de respect envers ces morts encore si proches de nous…
Cette procession silencieuse était emplie d’une tristesse insondable. Comme si nous sentions que, vivants, rescapés ou non, nous n’étions pas tout à fait à notre place.
Le silence des vivants et celui des morts sont sans doute très différents. Qui peut le dire? Mais en certains moments ils se rejoignent. À ces moments-là plus qu’à tout autre, vous mesurez à quel point la vie est fragile.
Et pourtant ce printemps qui arrivait.
Ce WE du début de mars, entourée de passionnés de littérature. Ce WE dont chaque participant sort grandi à chaque fois, parce que plus humain, plus pleinement humain, plus empli de compassion envers les humains, conforté dans ses choix. Parce que pour ma part, désormais, je pense pouvoir aplanir des montagnes. Rien du monde ne me résistera.
Et ces feuilles qui reviennent, ces promesses explosives de vies nouvelles, le vent dans l’herbe, les bourgeons qui grandissent à vue d’oeil sous l’action d’un soleil qui enfin réchauffe tout ce qui vit…
Et pourtant, ce dimanche…
Et pourtant, quelques jours plus tôt, nous paradions joyeusement dans les rues de Bruxelles, le long du canal et des grands boulevards, à la recherche de « tout autre chose »… une société où chacun aurait sa place, un monde où l’économie n’aurait pas le dernier mot, où…
Ce fut une grande parade enjouée, musicale, conviviale.
Étions-nous donc si naïfs?
Le vendredi 25, un attentat-suicide en Irak fait des dizaines de morts…
Toute la semaine, les unes des journaux, des journaux télévisés et des radios ont été consacrées aux attentats.
Eléonore a été envoyée à Neder-Over-Embeek, elle devait essayer de recueillir le témoignage de personnes proches des victimes, venues sur place pour identifier des corps… Pour tenter d’échapper à cette mission, elle s’est cachée durant plus d’une heure.
Le soir, au journal télévisé de la RTBf, nous apprenons qu’un journaliste a perdu sa fille dans l’attentat du métro.
Samedi 26
Une commémoration organisée par la communauté des musulmans de Wavre a lieu devant l’hôtel de ville. Les scouts relaient l’info et les Wavriens s’y rendent en nombre, malgré le début des vacances. Les enfants dessinent à la craie sur le parvis, des drapeaux sont suspendus au balcon. Le responsable de la mosquée de Wavre rend hommage aux victimes des attentats et condamne toute forme de violence terroriste faite au nom de l’Islam.
Pour une fois, pas de récupération politique.
Dimanche 27
Pâques. Jésus ressucité. Espoir pour les chrétiens. Pas pour moi. Jamais je ne me suis sentie aussi éloignée de l’espérance chrétienne.
Je ne me souviens que vaguement des jours suivants. J’ai repris le chemin du travail, le métro circule, uniquement en journée, ne s’arrêtant qu’à certaines stations. Maelbeek est voilée de noir. La tristesse m’envahit toujours plus. Certains jours, descendre en courant de la rame, à Arts-Loi, et m’enfuir de la station en pleurant…
Ecouter des reportages, lire des articles, chercher, n’y rien comprendre. De moins en moins… Ne pas comprendre non plus pourquoi je suis si dévastée, pourquoi cela me touche autant. Me dire que le temps va calmer les choses.
On est repassé en alerte 3… Mais tout rappelle l’état d’alerte.
Si je ne crois plus en l’espéra nce chrétienne, je ne crois pas plus en ce qui se passe du côté de la Place de la Bourse: les fleurs, les bougies, les embrassades entre inconnus qui ne se reverront jamais, tout cela va-t-il changer le monde?
Depuis le 22 mars, quelque chose s’est perdu, brisé tout au fond de moi. Qui va le réparer?
Désolée, je n’y arrive pas
Passée l’onde de choc, la vie reprend ses droits, les choses recommencent à suivre leur cours ? Désolée, moi je n’y arrive pas…
Je pensais reprendre « comme si de rien n’était » le bus puis le métro jusqu’au centre de Bruxelles, me promener nonchalamment dans les rues de la capitale, aller travailler un livre à la main et les écouteurs vissés sur mes oreilles.
Mais je n’y arrive pas.
Les morts sont trop proches, la station Maelbeek voilée de noir nous les montre du doigt ; les soldats et les policiers nous signalent l’état d’alerte, les poubelles du centre ville ne sont plus que des sacs transparents, partout, il y a des vigiles à l’entrée des grands magasins.
Je lis, j’écoute la radio, j’essaie d’y comprendre quelque chose, je voudrais pouvoir analyser les faits, mais impossible, je n’y arrive pas.
Je voudrais surtout comprendre ce qui se passe dans la tête d’un homme qui a décidé de mettre fin à ses jours dans le but de faire un maximum de dégâts autour de lui. Je voudrais savoir comment il en est arrivé là ; je voudrais pouvoir dire que la faute en incombe à notre monde désenchanté, mais je n’en suis même plus si sûre. Je voudrais qu’on me dise qu’il est fou, ou psychopathe. Je voudrais qu’il y ait un coupable tout trouvé, comme dans les histoires, comme dans Harry Potter…
Et j’ai mal. J’ai mal à mon pays où chacun se replie sur lui-même ; où chaque politicien rejette la responsabilité sur un autre, où chaque mot prononcé dans les médias n’est qu’une blessure de plus : extrême droite, mensonge, démissions fantoches, interdiction de manifester, hooligans, dysfonctionnements, mauvaise communication, comité P, comité R, négligences, sécurité…
Je ne vois pas où nous allons et j’ai mal de me sentir impuissante ! De ne pas entrevoir le moindre petit bout de solution.
Pourtant, ceux qui me connaissent savent que je suis une optimiste, parfois même un peu naïve, qui pense que chacun, à son niveau, peut faire bouger les choses pour que le monde aille mieux.
Pourtant mes enfants déjà adultes vous diront que j’ai essayé. Essayé de leur inculquer des valeurs de solidarité, de partage, de joie de vivre ensemble, de sobriété assumée et heureuse dans un monde égoïste et superficiel.
Pourtant les gens avec qui je travaille diront de moi que je suis une idéaliste et que je sais m’enflammer pour des causes que j’estime justes. Que je crois l’Homme capable du meilleur. Que de beaux projets me font avancer…
Mais là, vraiment, je n’y arrive plus. L’Homme est aussi capable du pire et je ne vois que le pire.
Alors je pleure. Je pleure et j’écris. Et j’écoute de la musique, même si je ne pense pas que la musique sauve le monde. Pas plus que les larmes du reste. Ni l’encre gaspillée…
Ce matin je suis tombée sur ce petit texte : « Avez-vous eu, vous aussi, le sentiment d’une déchirure, de quelque chose d’irréparable survenu dans nos vies depuis que les attentats se succèdent ? Et en quoi consiste ce qui ne se répare pas ? Allons-nous pouvoir vivre longtemps cassés? Qu’allons-nous faire des morceaux qui ne collent plus ? » (L’Autre Quotidien – http://wwwnuitetjour.xyz)
Ecrire et partager. Ces textes que j’ai partagés sur Facebook, ainsi qu’avec quelques amis, par mail, ont été l’objet de beaux échanges écrits. Curieusement, plusieurs personnes me disent qu’elles éprouvent les mêmes sentiments que moi, me remercient de mettre en mots leurs émotions…
|
Échange de mails suite aux attentats du 22 mars |
Avril 2016
Bonjour à tous,
Quelques personnes m’ont envoyé un petit mot pour me dire bravo ou merci à propos de mon petit texte paru dans le courrier des lecteurs de la Libre Belgique de jeudi dernier (31 mars).
Ce texte n’a pas été publié dans son entièreté, et je me suis dit que peut-être cela vous intéresserait de le recevoir intégralement. Oh, il n’a pas été vraiment tronqué, l’esprit y est, mais il y manque le « style », ce à quoi on tient tant lorsqu’on rédige…
Par ailleurs j’ai été extrêmement touchée par ces attentats de Bruxelles, et cela m’a fait du bien d’écrire et de partager certains de mes écrits, notamment sur facebook… Cela a aussi été l’occasion de quelques échanges intéressants.
La proximité de la violence me touche d’autant plus que je ne pensais pas qu’elle nous atteindrait, ou pas de cette façon.
Chacun réagit à sa manière et moi j’ai eu besoin d’écrire…
Vous faites ce que bon vous semble de ceci. Mais prenez-le avec indulgence, je n’ai pas l’habitude de me répandre en émotions… Ce n’est pas de l’analyse, je n’ai pas les capacités d’analyser les faits, et je pense qu’il est trop tôt, qu’on devrait tous d’abord prendre le temps de pleurer les morts et de dire aux vivants à quel point on les aime.
C’est donc du ressenti, le mien… C’est peut-être aussi ma façon de vous dire à quel point je vous aime…
Bises,
Marie-Pierre
Avec Benoit H.
2 avril
Marie-Pierre,
J’ai lu ton texte (des extraits?) dans la Libre Belgique. Je l’ai trouvé vraiment très hors norme par rapport à bien d’autres grandes considérations.
As-tu écrit plus que ce qui est paru dans ce journal? Si oui, peut-on en avoir copie?
En tout cas, je te remercie vraiment de ce que tu as partagé.
Benoît
2 avril
Bonsoir Benoit,
D’abord merci pour ton message…
Oui le texte paru dans la Libre Belgique a été un peu raccourci par rapport à mon texte originel.
Pas beaucoup, mais suffisamment que pour que le style que j’y avais insufflé en soit altéré…
Pour le reste, l’esprit y est.
En fait, depuis le 22 mars, je me sens dévastée. D’habitude, l’actualité ne me touche pas autant; sans doute la proximité et le fait que j’aurais normalement dû me trouver dans ce métro…
Donc j’écris…
Et je partage ce que j’écris. Je ne pense pas que cela serve à grand-chose, peut-être est-ce juste pour moi.
Tu peux disposer de ce texte à ta guise. C’est du ressenti et non de l’analyse, car je n’ai lu ni entendu aucune analyse qui me paraissait convaincante.
Le temps de l’analyse viendra, je pense, j’espère. Mais c’est trop tôt pour beaucoup de gens…
C’est trop tôt pour moi en tout cas.
Bises,
Marie-Pierre
3 avril
Merci, Marie-Pierre.
Un de mes neveux travaillait juste à côté de la station. Il a envoyé juste après s’être mis à l’abri « tout va bien ». je n’ai pas compris de suite ce dont il s’agissait… Après j’ai pensé à une remarque d’un film de Jeroen Krabbé selon lequel il fallait toujours dire à nos proches qu’on les aime. C’est trop bête de passer à côté de cette évidence et de se laisser emporter par des choses qu’on pense par ailleurs importantes et qui risquent vite de se retrouver très superficielles.
(…)
La minute de silence. L’heure bleue. Ton texte m’évoque « Le cri » de Munch. Je laisse cette image faire son chemin en moi. Mais je m’égare. Excuse-moi.
Ton texte me touche très fort. Je pense que les coupures faites par le journal sont malheureuses – elles déséquilibrent l’ensemble. Mais elles m’ont donné la possibilité de te lire. Donc je les en remercie.
Puis-je t’envoyer un passage de Marie Noël ?
« Nos anges
Si nous nous sommes tous les jours, répandus en bonté sur la peine qui passe, c’est notre bonté qui, un jour, nous secourra.
Si nous avons, tous les jours, appelé la Beauté – Beauté de l’âme, Beauté des actes, Beauté des œuvres – c’est la Beauté, un jour, qui nous consolera.
Si nous avons recueilli, tous les jours, les nobles pensées, elles seront toutes là, un jour, dans notre solitude.
Si nous avons élevé, tous les jours, au-dessus de nos intérêts et de notre bonheur, un très haut désir de justice, c’est lui, un jour, qui nous empêchera de tomber.
Voila nos anges qui se tiendront autour de nous aux heures sombres, voila nos hôtes, nos habitants de cœur qui sauveront notre âme du danger sur une route sans lumière.
Il nous faut faire tout le bien et le beau que nous pouvons faire pendant que nous le pouvons. Et quand nous ne pourrons plus rien faire, le bien et le beau que nous aurons fait continueront, sans nous, leur tâche et nous forcerons, malgré nous, à les suivre encore. »
Marie NOËL, Notes intimes, p.45
Je t’embrasse et j’espère que nous pourrons aller casser la graine.
Désolé de t’ennuyer avec cette bêtise, mais si mon texte n’est pas adéquat, tu le zappes. Merci en tout cas pour le temps que tu as pris pour m’écouter. Mais que tout cela semble secondaire.
Benoit
4 avril
Ce très beau texte de Marie Noël est un message d’espoir, qui nous exhorte à construire chaque jour cet espoir…
Merci.
Il faut continuer à croire que tout cela est possible. Sinon c’est le mal qui est vainqueur.
Mais il faut aussi se laisser du temps, une fois le raz-de-marée passé, pour recoller les morceaux… Une bombe provoque, en une fraction de seconde, des dégâts énormes, qu’il faut beaucoup de temps pour réparer ensuite.
Bisous, et merci pour cet échange.
Marie-Pierre
Avec Béatrice
4 avril
Hello Marie-Pierre,
Merci pour tes deux textes, profondément pensés et écrits. (…)
Je vibre fort à ton texte « je n’y arrive pas » et je le partage en bien des points. (…) Je pense, comme toi, que l’homme est un être de relation ; le silence n’a donc qu’un temps. Ce qui compte, c’est d’être vrai.
Je pense aussi que nous sommes nombreux pour qui cela ne sera jamais plus comme avant. Et je crois que c’est bon sinon ce serait signe d’insensibilité et d’incapacité de faire des évènements une lecture qui nous change . Cela veut-il dire que ce sera plus noir ? non, je ne crois pas… Cela peut, au contraire, éveiller du Neuf.
Simplement aussi, je suis aussi fort marquée par cette phrase (…): « On peut trouver le bonheur même dans les moments les plus sombres. Il suffit de se souvenir d’allumer la lumière. ». Et cette phrase ne sort pas de la Bible mais d’Harry Potter puisqu’elle est d’Albus Dumbledore ! Cela me touche d’autant plus qu’elle montre que notre modernité est capable de faire passer, dans ses fables, le message d’amour « qui se souvient » (…)
Retenons ces mots… Essayons de voir les signes… Et laissons faire le temps, pas pour « oublier » mais parce que, comme renaît la forêt dévastée par le feu, ce qui est semé en nous, ce que nous semons, pousse toujours.
Je t’embrasse avec tout mon cœur,
Béatrice
Avec Jean-François
9 avril
Merci, Marie-Pierre, pour ces textes pleins de justesse.
C’est vrai que l’actualité ne pousse vraiment pas à l’optimisme : et s’il restait tout de même un peu de place pour de l’espérance…
Pas simple, décidément. La violence longtemps retenue, le matérialisme ambiant, je je-m’en-foutisme, les préjugés : tout cela ne présage rien de bon.
C’est le moment de résister, sans naïveté, mais aussi sans dépit excessif… sous peine, sinon, de ne plus résister du tout, évidemment !
Tes textes font réfléchir – pas seulement à partir de la tête, mais avec les tripes – et c’est capital.
Merci pour cela, mais surtout pour l’amitié qui elle, j’en suis sûr, est capable de changer et sauver le monde. Bise, J.Fr.
11 avril
Bonjour Jean-François,
Merci pour ton mail.
En fait selon le principe (d’un grand cynisme) utilisé dans les médias sous le nom de « loi du nombre de morts-km », j’ai été extrêmement touchée par les attentats de Bruxelles, notamment parce que normalement j’étais dans ce métro le 22 mars… Par un hasard plus ou moins improbable, je n’y étais pas.
Repasser devant l’endroit où ces gens sont morts est très dur, encore maintenant…
S’ajoute à cela la grande débâcle dans laquelle se trouve non seulement notre pays mais l’Europe dans sa grande majorité… Comme tu le dis, le matérialisme, l’individualisme, les préjugés racistes sont omniprésents, et j’ai un grand sentiment d’impuissance.
Je pense que quelque chose est en train de changer: depuis cet été, on est à la fois complètement démunis face à des décisions sur lesquelles on n’a pas beaucoup de prise et en même temps de plus en plus de gens se sentent impliqués à titre personnel face aux différentes crises qui se succèdent sans se résoudre.
Pourtant je ne peux m’empêcher de me sentir découragée.
Je ressens à la fois une urgence à agir pour que ce monde change, et une sorte d’immobilisme, et même d’impression de « 2 pas en avant, 3 en arrière »…
Enfin, il va falloir du courage, retrousser nos manches et ne jamais renoncer!
Et comme tu le dis si bien, l’amitié sauvera beaucoup de choses!
A bientôt,
Marie-Pierre
11 avril
Bonjour, Marie-Pierre.
Je comprends que tu as senti le souffle du boulet…
C’est même le moins que l’on puisse dire. J’en frissonne à te lire.
Sans avoir frôlé le pire, comme toi, j’avoue être pris de découragement plus souvent qu’à mon tour.
L’écrire, me signale l’ennemi contre lequel il urge de lutter, résister avec les armes qui conviennent : le découragement, précisément, le désespoir.
Saisir les mains qui se tendent, toutes les occasions pour approfondir le sens d’un vrai vivre ensemble.
Evidemment, comme toujours, une chose est de le dire, autre chose de le vivre.
Mais on ne part pas de rien : des lieux existent : Wavreumont en est un ; l’association où tu travailles aussi…
Tout de bon et haut les coeurs ! Bise, J.Fr.
Avec Brigitte
12 avril
Bonjour Brigitte,
Voici le message envoyé à quelques personnes durant ces vacances de Pâques. Les deux pièces jointes sont des textes que j’ai rédigés.
La première, Minutes de silence, a paru dans le courrier des lecteurs de la Libre Belgique.
Bien à toi,
Marie-Pierre
12 avril
Chère Marie Pierre,
Merci de tout coeur de m’avoir envoyé tes beaux textes! Je les trouve très émouvants et les ai relus 2 fois!
Je ne partage pas ton pessimisme du moment même si je suis sensible notre tragédie commune!
Il y a tant de gens positifs autour de nous! Je rencontre à Bouillon de cultures tant de musulmans affectueux!
Nos enfants ne sont certainement pas tentés par la violence! Ils sont notre espoir de demain!
Ils sont forts même si le mal qui nous entoure est totalement scandaleux!
Serrons-nous les coudes pour retrouver la joie!
Je t’embrasse très fort,
Brigitte
Avec Andrée
5 avril
Chère Marie-Pierre,
C’est avec beaucoup d’émotion que Jean-François m’a fait suivre les deux textes que tu as écrits suite aux attentats de Bruxelles et avec beaucoup d’émotion que je les ai reçus.
Je rentre d’une semaine de marche, une première étape vers Compostelle, et je ne peux m’empêcher de faire le lien entre ce que tu partages si bien par tes mots et tous les mots de mon coeur sur la route.
Nous avons des rêves, des espoirs, des combats, de la foi en l’amour, …, nous semons, … et, comme toi, parfois je ne sais plus comment faire pour encore et toujours espérer, parfois aussi je désespère de moi-même dans ma capacité à « bien » parler d’amour, à « bien » vivre l’amour.
Je te remercie de faire partie des personnes authentiquement humaines dont le monde a besoin. Avec celles rencontrées sur mon chemin, tu me pousses à aller de l’avant, à faire de mon mieux et à aimer mieux. Nous ne sommes pas seules et c’est bon de se le dire.
Je t’embrasse,
Andrée
8 avril
Bonjour Andrée,
Merci pour ton message.
Plusieurs personnes m’ont dit que j’avais mis en mots des sentiments qu’elles éprouvaient aussi, et c’est étrange car en ce qui me concerne j’avais surtout besoin de partager ma détresse…
Mais les mots arrivent quelquefois à toucher les gens dans ce qu’ils ont en commun…
Grâce à mon boulot, j’ai rencontré de « vraies personnes », et cela n’a pas de prix.
Notre vie est faite, finalement, d’une succession de rencontres et si ces rencontres nous changent, tant mieux car ce sont ces petits changements successifs qui nous permettent de ne pas rester immobiles, encastrés dans nos certitudes.
Il reste maintenant à « prendre de la hauteur », par rapport à ces événements qui ont, eux aussi ébranlé nos certitudes. Tout cela n’est que le début, mais franchement je me demande vers quoi nous allons…
A bientôt, je t’embrasse,
Marie-Pierre
Avec Nicole
5 avril
Chère Marie-Pierre,
J’ai bien aimé tes réflexions sur le silence parues dans LLB du 31 mars.
Cela me donne l’occasion de te « faire un p’tit coucou » et de te dire, comme Cl. Combat que « Le silence est fait de tout ce que nous taisons ! »
Bisous,
Nicole
6 avril
Chère Nicole,
Merci pour ton petit mot, reçu ce matin dans ma boîte aux lettres.
Mon petit article dans La Libre Belgique a été l’occasion de faire réagir un certain nombre de personnes qui me connaissaient, et a donné lieu à des échanges intéressants…
En fait il n’a pas été publié dans son entièreté, d’où le style s’en est trouvé quelque peu altéré… Je te le joins donc dans sa forme complète, ainsi qu’un autre, écrit quelques jours plus tard, publié uniquement sur ma page Facebook et envoyé à quelques personnes…
C’est du ressenti et non de la rélfexion… C’est à prendre tel quel car cela ne reflète que ce que j’ai éprouvé. Apparemment, d’autres personnes ont éprouvé les mêmes sentiments et me l’ont fait savoir…
J’espère que de votre côté tout va bien et qu’on aura l’occasion de se revoir prochainement.
Bisous et encore merci.
Marie-Pierre
Mails reçus d’autres personnes…
8 avril
Salut Marie-Pierre,
J’espère que ce congé t’aura permis de te reposer vraiment.
J’ai apprécié le texte qui a été repris dans la Libre Belgique. Courage. L’avenir est aussi dans nos mains !
Kisses,
Isabelle
4 avril
Bonjour Marie-Pierre,
Merci pour l’envoi de tes textes. Merci pour ce qu’ils portent comme poids d’émotions, de sensibilité, de larmes données. Oui c’est un don. C’est simple, c’est vrai.
Hubert
5 avril
Merci pour ce mail , moi aussi je ne me sentais pas bien.
La lecture de ce ressenti aussi bien rédigé m’a fait du bien.
Bonnes amitiés
Bisous
Marie-Jeanne
11 avril
Merci d’avoir partagé ces textes qui viennent du fond du cœur Marie-Pierre. Ils m’ont beaucoup touchée.
Bon courage pour la reprise !
Laure
5 avril
Merci Marie-Pierre pour ces beaux textes où je reconnais tout ton talent littéraire et ta grande sensibilité. L’art des écrivains c’est de pouvoir trouver les mots justes qui reflètent les sentiments que nous ne parvenons pas toujours à expliquer. Je m’associe en grande partie à ceux que tu arrives à exprimer avec tant de talent !
Merci et je prie pour que ton coeur retrouve petit à petit cette énergie de vie et cet optimisme que nous apprécions tous et toutes chez toi.
Bonne journée
Je t’embrasse
Ginette
Mardi 29
Areesha sonne à la porte vers 20h. Nous venons de finir de manger. Elle ne sait pas comment le dire, puis finalement, elle dit simplement: « deux minutes, madame », avant de s’enfuir chez elle. Elle revient effectivement au bout de deux minutes, portant à bout de bras un énorme gâteau d’anniversaire. Elle savait que c’était l’anniversaire d’Emerence, le 30, et m’avait demandé quelques jours auparavant comment cela s’écrivait, Emerence. Je pensais que c’était pour lui offrir un dessin. Mais non, c’est ce gâteau…
J’invite toute la famille à venir le manger avec nous le lendemain. Les parents déclinent l’invitation, mais les filles viendront.
Le 30 elles sont là, magnifiques, l’une habillée de la façon la plus occidentale possible, avec jeans, baskets, t-shirt, les cheveux tressés par sa maman, l’autre, vêtue d’une robe pakistanaise, jaune et or… Elles sont touchantes dans leur spontanéité et leur générosité. La soirée est super, Emerence se souviendra toute sa vie de ses 16 ans…
Vendredi 1er avril et samedi 2 avril
Ce sont de petits flashes incontrôlables. Ce matin, en insérant ma carte dans le lecteur bancontact du magasin. Un battement de coeur, et je suis à nouveau en plein drame. Pourquoi? Pourquoi cette réminiscence soudaine, de quelque chose que je n’ai même pas vécu réellement?
Au début, juste après les attentats, tout me faisait sursauter: une porte qui claque, un coup dans la poitrine. Le sifflet retrouvé par Corentin dans un tiroir, et qu’il a essayé intempestivement, un coup… Les sirènes des ambulances, en ville, un coup. Le climat est anxiogène et je n’échappe pas à cette angoisse. Pourtant je refuse de nommer cela de la peur.
Je pense à la détresse d’Héloïse, après les attentats de Paris: on était brusquement passés en alerte 4, durant quelques jours. Elle devait partir en Italie, seule, rejoindre sa soeur en Erasmus. Elle était terrorisée. Je l’avais rassurée, lui disant que jamais il ne nous arriverait quoi que ce soit. Je lui avais dit que statistiquement il y avait infiniment moins de chance de mourir dans un attentat que dans un accident de la route… ou même dans un crash aérien. La peur n’est pas quelque chose de contrôlable.
Ce matin a lieu l’enterrement d’une des victimes de Maelbeek. C’était une habitante de Wavre, elle était dans « notre » bus mardi dernier…
Je quitte la ville: 24 h en Ardennes, le jour où les chauffeurs de poids lourds bloquent les autoroutes. Je mettrai 3 h pour rallier Bastogne, accompagnée de Corentin et d’un copain. Je les laisse libres, préférant la solitude, le silence de la campagne, les déambulations tranquilles dans les rues de Bastogne…
Au petit matin de ce samedi, je suis éveillée en sursaut par les sons stridents des sirènes. Elles résonnent uniquement dans ma tête tandis que le grand silence qui signe la fin de la nuit n’en est que plus effarant.
Je fuis aussi cet endroit, trop calme, trop reculé, trop solitaire, trop indifférent aux malheurs du monde.
Je retrouve la ville presque avec soulagement.
Surfant sur Facebook je trouve par hasard ces deux textes de Camus qui me parlent, comme souvent… Plus je relis Camus, plus je trouve dans son oeuvre des réponses aux questions qui m’assaillent. Ces questions qui, sans doute, taraudent l’Homme depuis la nuit des temps…
« Mon Cher,
Au milieu de la haine, j’ai trouvé qu’il y avait, en moi, un amour invincible.
Dans le milieu des larmes, j’ai trouvé qu’il y avait, en moi, un sourire invincible.
Au milieu du chaos, j’ai trouvé qu’il y avait, en moi, un calme invincible.
J’ai réalisé à travers tout cela que…
Au milieu de l’hiver, j’ai trouvé qu’il y avait, en moi, un été invincible.
Et cela me rend heureux. Car il dit que peu importe comment le monde pousse contre moi, en moi il y a quelque chose de plus fort, quelque chose de mieux, poussant en retour.
Bien à vous. »
Pour l’heure, je ne trouve rien en moi d’invincible, bien au contraire, mais cela me parle que Camus l’ait pensé, l’ait écrit, lui qui a vécu des événements autrement plus dramatiques que moi… Lui qui avait toutes les raisons de désespérer de l’Homme…
Je recopierai aussi ceci:
« On ne saurait aimer vraiment les autres si l’on ne s’estime pas d’abord. Non au plus haut, mais au juste prix. Et quel est le prix d’un homme qui bouche ses oreilles au cri de la victime et qui, devant l’injustice, consent à baisser le front? »
14 avril
Allons-nous devoir nous résoudre à cela?
A vivre avec cette menace permanente qui pèse sur nos vies? Sur celle de nos enfants, de nos proches?
Allons-nous devenir fatalistes? A nous dire chaque jour que c’est peut-être le dernier? Ou que, encore une fois, ouf, nous avons échappé au pire?
Mais chaque jour peut être le dernier. Depuis que l’humanité existe des menaces pèsent sur elle. Chaque seconde peut nous voir basculer dans le vide…
Alors?
Vivre dans la terreur, ce n’est pas vivre.
La tentation de baisser les bras est grande. Mais s’il y a un destin, un « fatum », une voie toute tracée, en attendant nous sommes vivants et nous avons le devoir de nous battre, non pas pour rester en vie, mais pour vivre, tout simplement.
Être fataliste, c’est croire qu’on ne peut rien faire. Ou que ce que l’on fait ne sert à rien.
Il y a un côté absurde et incompréhensible dans la rencontre de deux forces qui, à un moment précis se croisent et s’annihilent l’une l’autre: un car empli d’enfants joyeux percute un mur dans un tunnel. Un kamikaze se fait exploser dans une rame de métro emplie d’étudiants et de travailleurs, un ivrogne au volant percute cinq cyclistes, un tsunami dévaste une côte touristique, une tornade anéantit une ville, un avion percute une montagne…
Et avant cela, autrefois, c’étaient la peste, la famine soudaine quand la sécheresse ou la tempête frappaient sans préavis, les guerres; ou le simple fait d’être né pauvre et affamé, quand d’autres ont tout ce qu’il faut pour mener une vie heureuse et confortable…
Mais aussi, dans une rame de métro toute semblable, deux amis se retrouvent, qui ne s’étaient plus vus depuis 10 ans; un homme et une femme sont assis l’un en face de l’autre pour un long voyage en train, et c’est le début de tout; une femme va acheter un paquet de cigarettes chez le marchand pakistanais, et c’est le début d’un processus d’entraide; un enfant tend un morceau de sa collation à un autre, et naît une amitié indéfectible; un poète touche un lecteur par la beauté de ses textes et le sauve du suicide…
Alors, la seule chose à laquelle nous devions nous résoudre, est cette part de mystère et d’inconnu que comporte chaque journée qui commence. Nous dire que si nous avons échappé au pire, c’est parce que le meilleur est à venir, et qu’il est aussi entre nos mains.
Depuis ce matin du 22 mars, quand je me lève, je ne sais pas plus qu’avant de quoi ma journée sera faite, mais je sais qu’elle sera surprenante, et plus riche que ce que je n’aurais imaginé en sortant de mon lit…
17 avril
Jour tant attendu de la marche contre la terreur et la haine.
A la radio, à 14h, il est annoncé seulement quelques centaines de participants. Finalement nous serons 10.000 à clamer notre volonté de vivre ensemble, en bonne entente, en paix, dans la solidarité.
10.000, c’est peu comparé au million de personnes qui avaient défilé dans les rues de Paris en novembre dernier. Mais c’est beaucoup aussi, car ce sont les plus motivés qui sont là, ceux qui ont vraiment envie que les choses changent.
Plusieurs collectifs de Molenbeek marchent joyeusement en scandant des slogans de paix ou de désir de voir disparaître le terrorisme. Nous dansons et nous chantons pour la paix.
Après les discours et un magnifique quatuor de Shubert, joué par un petit ensemble à cordes, nous donnons la main à notre voisin pour une farandole improvisée. Une femme musulmane, tout sourire, m’embrasse en me disant, c’est ça qu’on doit faire, s’embrasser et j’embrasse à mon tour le petit garçon qui l’accompagne, africain.
Un homme à sa fenêtre tente d’accrocher un drapeau belge…
Moi qui ne suis ni nationaliste ni même patriote, moi qui ai en horreur ce drapeau aux couleurs criardes et tout ce que cela représente, moi qui désespère plus souvent qu’à mon tour de ce pays où rien ne fonctionne convenablement, je me sens prise d’une sorte de fierté pour tous ces gens qui m’entourent, ces gens de toutes les couleurs et de toutes les confessions. Autour de moi on parle arabe, flamand, français et même anglais et je me dis, c’est ça mon pays, ce sont ces gens qui viennent de partout pour trouver la paix dans un pays libre, où on ne vous regarde pas de travers si vous estropiez un peu l’une des langues nationales, où vous pouvez pratiquer la religion que vous voulez et vous habiller comme bon vous semble.
Je suis fière de ces gens libres et heureux.
Je suis fière que ce soit cela mon pays.
Le soir même en rentrant, le ciel et la lumière sont à tomber à la renverse. Je me dis que j’ai de la chance de vivre cela, de voir cela.
Pour la première fois depuis longtemps je me sens plus tranquille et presque en paix avec moi-même…
(C’est normal, il paraît qu’il faut trois semaines pour se remettre d’un événement traumatisant. Je suis juste dans la norme des résilients…)
18 avril
Et pourtant ce métro. Ce lieu où l’on côtoie tant de vies sans jamais les rencontrer, sinon par un échange de regards furtifs, dissidents, presque déplacés… Ce lieu anonyme qui traverse une ville sous la terre. Lieu de transit par excellence, où l’on ne peut s’installer, mais juste être là, pour quelques minutes, jamais beaucoup plus longtemps.
Mouvant, mouvement, agitation.
Vous passez sans vous en apercevoir d’un quartier chic à un quartier délabré, d’une rue commerçante à un lieu désert, d’un conglomérat anonyme de bureaux et d’institutions à un village dans la ville, maisons avec petits jardinets aux clôtures pimpantes, versus bâtiments de verre, d’acier et de béton…
Un soir je prenais la ligne depuis la périphérie jusque vers le centre, pour assister à un concert aux Beaux-Arts. Il devait être 18h30 environ. Avec Emerence, dans la rame, nous étions les seules à parler le français. Autour de nous c’était du russe, de l’italien, de l’espagnol, du néerlandais, de l’anglais et de l’arabe, mais pas de francophones, sinon nous deux.
Aus heures de pointe, on reconnaît certains habitués; aux autres moments on peut revoir des amis perdus de vue. On échange les nouvelles, le temps de quelques stations. Puis on se sépare, sans savoir quand on se reverra.
On se trompe aussi. De ligne, de rame, de direction.
Parce qu’on a beau être un habitué, on a beau connaitre au moins une des deux langues utilisées à Bruxelles, parce que la STIB a beau avoir fait des efforts question communication et il y a beau n’y avoir que 4 lignes, on est quand même parfois perdu face à la complexité…
Un lieu dans un lieu, comme un entre deux. L’anonymat garanti, personne ne vous voit, personne ne vous regarde, et vous ne regardez personne.
Les yeux plongés dans votre livre, votre journal, votre magazine, votre smartphone ou votre tablette, dans les oreilles le son de vos Ipod. Seul au monde dans la foule.
Lieu de proximité, d’intimité presque. Les genoux se touchent, vous vous asseyez sur le manteau du voisin, ou sur la bandoulière d’un sac à main. Ou debout, corps contre corps, haleines qui se mélangent, mains qui se touchent sur les barres. Pieds qui s’écrasent et rarement des regards échangés…
Les Londoniens doivent rire en nous voyant descendre et courir dans tous les sens, sans respect pour ceux qui nous croisent, pour attraper l’autre ligne, un escalier, un escalator, sortir de la station au bon endroit… ou pour prendre le temps de nous arrêter en pleine foule, au risque de nous faire bousculer, renverser, simplement parce qu’on ne sait pas où on est, ni où on doit aller…
Oui ils doivent rire, les Anglais, de ce de ce désordre de corps dans ce petit métro qui descend peu profond sous terre, pour traverser une petite ville…
19 avril
Depuis les attentats de Paris, au mois de novembre, je me demande pourquoi, chaque fois que je croise un militaire dans la rue ou sur un quai de métro, je ressens un pincement au coeur. Les policiers, je sais bien, ils me font un peu peur. Avec eux on se sent toujours un peu pris en faute…
Mais les soldats ? Ce n’est pas cela, ce n’est ni la peur de l’uniforme ni la peur de l’autorité.
J’ai grandi dans un pays sans guerre, où l’on n’était pas loin de se demander si son armée avait encore une quelconque utilité. Ils sont souvent confinés dans leurs casernes, et un peu secrets, les militaires de mon pays. On ne pense pas à eux. C’est presque devenu exotique de voir une file de camions kakis sur l’autoroute, Ou des avions de chasse dans le ciel…
On a oublié la chance que l’on avait de vivre dans un pays en paix, dans un continent réconcilié.
Et brusquement, ils sont là, partout dans nos rues.
Avec leur uniforme de camouflage, un peu ridicules en ville, et leur barda de guerre ; gilets pare-balles, mitraillettes, talkies, casques et tout le reste. Leur équipement complet pèse pas moins de 30 kilos !
Oui cette vision me pèse. Parce que c’est un peu comme si on était dans un pays en guerre. Un peu comme si on ne pouvait plus faire confiance à personne. Ce type qui court avec un gros sac à dos n’est-il pas un terroriste armé jusqu’aux dents ? Et celui-là, à côté de qui je suis assise dans le bus?Celui qui marche devant nous dans la rue, celui qui est assis à coté de nous dans le bus, ce voisin, cet ami…
Devant certaines ambassades, il y a toujours des militaires, depuis très longtemps, et on se dit que c’est parce que ce sont des ambassades de pays où il est dangereux de vivre.
Alors on vit nous aussi dans un pays dangereux ?
Alors on est en danger quand on prend l’avion ou le métro ? Quand on va boire un verre ou assister à un concert de musique rock ? Quand on participe à un manifestation, ou à un festival, quand on se rend dans une galerie commerçante ?
Car oui, petit à petit cette idée s’insinue en nous. Certains ont peur de tout, ce n’est pas mon cas, mais tout de même il règne quelque chose de déprimant dans cette atmosphère militarisée… (dans cette ville remilitarisée) Certains se sentent rassurés par la présence des soldats, et moi je me dis que le jour où ils n’auront plus besoin de surveiller les métros, je me sentirai plus légère, plus joyeuse.
Plus profondément, la vue de ces soldats me rend triste. Sans que je sache pourquoi. Ça doit venir de loin, de l’enfance, des chansons apprises, Johnny Jambe de bois, Quand un soldat, Le déserteur ; des images, aussi, des films de guerre. Une culture d’après-guerre, anti-guerre, des manifs anti-missiles, la menace de la guerre totale, de l’anéantissement de l’humanité…
Et cette impression que l’histoire recule, on est en paix, mais pour combien de temps encore…
21 avril
Putain que c’est dur ! Que c’est dur de ne pas penser tous les jours, presque tout le temps en fait, de ne pas se voir dans ce métro, de ne pas penser à ces corps déchiquetés, à cette odeur de brûlé, à cette fumée partout, de ne pas entendre ce grand silence d’après la bombe, et d’avant, juste avant, les cris des blessés, des terrorisés ; que c’est dur d’oublier qu’il y a encore des gens, mutilés à vie, sur des lits d’hôpital. Des gens marqués pour le reste de leur vie.
Je lis les récits des morts publiés dans le journal. C’est comme un devoir de mémoire. Comme un rappel de la chance que j’ai eue.
Et je relis L’homme qui tombe, de Don De Lillo. Un roman qui se passe à New-York, juste après les attentats du 11 septembre. Sans cesse la narratrice passe du récit des attentats, et comment les new-yorkais vont s’en remettre, à celui de sa mère, qui perd la tête, qui perd la mémoire, qui bientôt ne la reconnaîtra plus. Entre le devoir de mémoire d’une ville meurtrie alors qu’elle se croyait invincible et la perte de mémoire de personnes atteintes de maladies dégénératives, cette narratrice semble tourner en rond, elle ne s’y retrouve plus. Nos drames personnels s’enchevêtrent avec les drames collectifs, et Don De Lillo décrit cela de l’intérieur. Un grand roman. Difficile, exigeant. Peut-être qu’on ne peut le lire vraiment que si on se sent vraiment proche de cette narratrice. Peut-être ce livre exige-t-il un haut niveau de connivence entre ses lecteurs et ses personnages…
Je suis là, mais pas tout à fait. J’écoute mon fils me parler d’un site internet sur lequel on vend des produits américains, puis me demander 5 €. Je m’entends lui répondre oui oui, mais ce matin je me suis encore éveillée, plus tôt, trop tôt, avec cette vision d’un monde de violence. Le soleil est là, et fait tout sortir de terre, mais rien de tout cela ne s’accorde à mon humeur…
Il y a une beauté dans ce printemps que je suis incapable de voir.
Certains jours, cela va mieux pourtant.
Impression d’être une machine, un robot avec deux disques durs : un qui gère ce qu’il y a à faire dans la vie courante, l’autre qui éprouve, ressent, s’émeut, et s’épuise. Et attend le pire, et lit le pire dans l’actu quotidienne : les bombes en Syrie, les réfugiés bloqués aux portes de l’Europe, la bêtise de Marine Le Pen. Et n’arrive pas à entrer en empathie avec tout ce pire.
Une part de moi sera ailleurs désormais. Je la cherche. Et si je la retrouve, je pourrai peut-être tenter de recoller les morceaux…
Le journal de mes impressions s’arrête ici. Juste un mois après les attentats.
Un mois au cours duquel j’ai eu l’impression de vivre de façon beaucoup plus intense que durant le reste de ma vie… Un mois « dur ». Mais chaque émotion me faisait me sentir vivante. Vibrant à l’unisson des victimes, des blessés, des traumatisés, des morts, de leurs proches. Prenant sur moi.
Je ne pensais pas vivre cela un jour. Je pensais que tout ce qui fait notre quotidien, notre actualité ne me touchait pas outre mesure. Je pensais pouvoir rester dans une certaine froideur et une certaine distance qui permettent justement de ne pas se laisser emporter par l’émotion. Car l’émotion, souvent, est mauvaise conseillère. Je pensais que cette distance me permettait de réfléchir, d’analyser les faits, et de faire le travail qui est demandé à tout éducateur: toujours montrer chaque facette d’une réalité. Toujours garder l’esprit critique, toujours rester sur ses gardes par rapport à nos modes de fonctionnement. J’ai tenté d’enseigner cela à mes enfants. J’ai tenté de faire passer ce message dans l’ASBL d’éducation permanente où je suis employée.
Cette fois, je me suis laissée emporter par les émotions. Pas moyen de « prendre distance », ce qui était un peu normal, vu la proximité du choc – ah cette fameuse loi du mort/km! Je mesure enfin à quel point elle s’applique dans ce cas précis qui est le mien… Le proximité physique ou morale d’un fait impacte notre vie. Je me souviens d’une collègue qui était très affectée par le drame de Julie et Mélissa, qui avaient le même âge que ses filles!
Je me dis aussi qu’il est (peut-être) moins difficile d’être emporté dans le chagrin d’un fait divers collectif. On peut pleurer ensemble, vibrer ensemble. Partager sa peine ne la rend pas plus légère, mais au moins, dans une certaine mesure, est-on compris par la collectivité…
C’était il y a un an. Les commémorations se sont passées à grands renforts médiatiques. Certaines émotions ont ressurgi.
Le pays est toujours en alerte 3, et les militaires sont toujours dans les rues de Bruxelles.
Quand vous savez que vous avez échappé à un attentat, vous avez une première réaction bizarre, celle de vous sentir invincible. Le 23 mars 2016, j’avais dit à ma fille, qui avait peur de retourner à Bruxelles « c’est hier qu’on aurait dû mourir, aujourd’hui il ne peut rien nous arriver »…
Je n’ai jamais eu peur, suite à ces attentats. Je pense à ce témoignage lu dans un journal il y a quelques jours: une survivante de l’attentat de Maelbeek racontait qu’elle s’était assise juste à côté d’un type qui avait un gros sac à dos. « Comme ça, si ça explose, cette fois je reste dedans… »
Je n’ai jamais eu peur, mais je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes tous des victimes potentielles de la barbarie.
Je n’ai pas peur, mais je m’interroge toujours avec la même intensité sur la façon dont on peut endoctriner des gens au point de les faire devenir ce genre de kamikazes.
Je n’ai pas peur mais je comprends de moins en moins comment une religion peut nous diviser à ce point. Les chrétiens les juifs et les musulmans ont le même dieu mais se battent pour des questions qui de plus en plus m’apparaissent futiles et dérisoires.
Je n’ai pas peur, mais quelque chose de l’ordre d’une fracture reste là, me dévoilant des fragilités dont j’ignorais l’existence.
En quoi consiste ce qui ne se répare pas ? Allons-nous pouvoir vivre longtemps cassés? Qu’allons-nous faire des morceaux qui ne collent plus ? » avais-je recopié de Facebook peu après les attentats de Paris…
C’est notre lot d’êtres humains, que de vivre avec nos fêlures, en essayant qu’elle ne s’aggrandissent pas, ou qu’elles se réparent le mieux possible, ou qu’elle soient si bien cachées que personne n’en devine l’existence.
« Mais les blessures se réparent, parfois plus solidement. Et s’il reste des fissures, elles laissent passer la lumière… Et puis l’amertume, est-ce qu’elle ne rend pas la douceur plus douce encore? On est fragile parce qu’on est vivants, on d’autant plus vivants que l’on est conscients de nos fragilités… »
Il y a eu des discours, des inaugurations de statues, des émissions avec témoins, certaines intéressantes et d’autres beaucoup moins. Ont été remis en lumière tous les dysfonctionnements de ce pays.
Pour les gens qui ont perdu un être cher, comme cela doit être difficile de se rendre compte que ces dysfonctionnements sont en partie responsables de la mort de leurs proches…
Pas de discours de haine. Peut-être parce que la haine se suffit à elle-même. Parce que loin de vous guérir de votre chagrin, elle vous emmène dans une spirale de violence de laquelle vous aspirez plus que tout à vous éloigner.
Le souffle de la mort n’emporte pas tout sur son passage. Il reste, ça et là, des traces créatrices, de la beauté. Durant un mois, j’étais aspirée par ce souffle de mort lorsque je passais à la station Maelbeek. Aujourd’hui, je regarde plus intensément les figures noires sur fond blanc de l’artiste Benoit van Innis. Je passe devant son arbre de vie, créé après les attentats, en hommage aux victimes, aux secouristes. J’ai acheté le disque L’oreille de Mélanie, hommage à cette jeune violoniste morte le 22 mars. Un disque curieux et éclectique, intéressant et touchant. Molenbeek, commune montrée du doigt en tant que terreau propice à une radicalisation islamiste, tente de renaître de ses cendres par des projets créatifs innovants.
Tout n’est pas résolu pour autant. Loin de là.
Nous avons tendance à oublier que la violence est omniprésente dans le monde. Que dans certaines contrées, les gens quittent leurs proches le matin sans être sûrs de les revoir le soir. Nous avons tendance à oublier que nous sommes complices d’une certaine forme de violence, celle qui réduit à l’esclavage des personnes du bout du monde, pour nos vêtements, nos smartphones, nos pâtes à tartiner… Nous avons tendance à oublier que nous avons beaucoup de chance…
Silence…
Au cours de ces mois de mars et d’avril 2016, je me suis rendu compte à quel point les mots étaient parfois inutiles, inutilisables, peinant à dire ce qui est vraiment.
Je suis retombée sur ce petit paragraphe, écrit encore à propos du métro, le 6 juin 2016:
Depuis ce lundi 6 juin, le métro ne pleure plus ses morts… (allusion aux larmes dessinées sur les personnages des murs de Maelbeek, qui viennent d’être effacées).
La petite Qunut, le bébé de mes voisins pakistanais, vient de « partir », comme me dit son papa au téléphone. Elle a vécu un mois et demi. Ce premier jour du Ramadan doit être le plus douloureux qu’il ait jamais connu…
Et durant l’été, je suis tombée sur ce passage d’un livre de Sylvie Germain, qui entrait en totale résonnance avec ce que j’aurais voulu exprimer lorsque je passais en larmes à Maelbeek : « Il faut bien chercher les voies prises par les disparus, faire comme si on pouvait les accompagner un peu, malgré la distance, comme si on pouvait cheminer encore un moment avec eux, en silence, en complicité lointaine mais étroite. Il faut bien ruser avec le chagrin fou de la séparation. Et il faut vaille que vaille essayer de sauvegarder une capacité d’émerveillement devant le monde, et d’amitié entre les humains. » (A la table des hommes, p. 258)
L’émerveillement et l’amitié sont probablement les deux seules actions capables de sauver ce monde qui part fichtrement à la dérive…
22 mars 2017