Carte blanche dans La Libre Belgique – 30 mai 2016
S’il est une chose qui caractérise notre pays, c’est sans doute le manque d’imagination… Et s’il y a quelque chose qui ne le caractérise pas, c’est notre devise, pourtant plus belle que notre drapeau ! L’union fait la force ? Ce n’est pas ces jours-ci que nous l’avons compris en tout cas !
Au contraire, à la lecture de certains commentaires à propos des grèves, sur les réseaux sociaux, on se rend compte à quel point ces grèves divisent. Et c’est bien dommage, car il est une autre devise, qui généralement arrange les dirigeants d’un pays, quels qu’il soient : diviser pour régner[1]…
Et si on décidait de voir les choses un peu autrement ? Et si, syndicats, travailleurs, étudiants, sans-emploi, pensionnés, indépendants, au lieu de râler chacun dans notre coin, on essayait autre chose ? Si on décidait d’être imaginatifs, créatifs, inventifs dans nos solutions, de trouver des alternatives à notre routine, certes confortable, mais avouez-le, un peu lénifiante, non ?
A commencer par nos déplacements !
Et si, le temps d’un jour ou deux (de grève), on tentait d’oublier notre routine métro (ou train, ou voiture) – boulot – dodo…
Vous les étudiants, vous râlez (et plus encore vos parents à mon avis) : vous dites être pris en otage, ne pas pouvoir vous rendre à un cours ou à un examen… Oui, mais vous ne pourriez pas vous organiser différemment, pour une fois ? Dormir chez un pote qui habite là où vous avez cours, faire du covoiturage, du stop, voire ressortir votre vieux vélo ou votre vieille mobylette… Quand c’est pour aller à un festival, ou quand vous ne pouvez plus rentrer chez vous parce que la soirée a fini trop tard et qu’il n’y a plus de train, ou parce que vous êtes trop bourré et que vous ne pouvez plus reprendre votre voiture, vous en trouvez bien des solutions…
Et vous les profs, qui devez absolument-donner-ce-dernier-cours-parce-que-sinon-la-matière-ne-sera-pas-vue, vous ne pouvez pas, pour une fois, organiser une séance de cours par l’intermédiaire de la webcam de votre ordinateur ? C’est si compliqué ? Et si vous faites passer des examens, vous ne pouvez pas, pour une fois, être un peu plus souples sur l’horaire ?
Et vous, les travailleurs « ordinaires » ? Je sais qu’un nombre significatif de personnes ne savent pas faire du télé-travail, mais quand même, certains le peuvent, avec un minimum d’organisation… Et ceux qui habitent pas trop loin (allez, on va dire, moins de 10 km), vous pourriez aussi ressortir votre vieux vélo… Votre bureau sentirait un peu la transpiration, mais une fois par an, ce n’est pas la mort, si ? Et ceux qui voyagent en train ou en voiture, vous ne pouvez pas aussi faire du co-voiturage « juste une fois » ? Histoire de ne pas se retrouver tout seul comme un con dans votre voiture, à l’arrêt depuis une heure parce que tout le monde va au même endroit, mais personne n’a pensé que, au fond, on aurait pu s’arranger…
Et vous, les syndicats ?
Vous qui prônez la grève comme unique moyen de pression, vous manquez bien d’imagination aussi… Votre combat me paraît légitime, au vu de tout ce qui se détricote dans nos pays, mais ne pourriez-vous pas de temps en temps mener d’autres actions ? Quel est le but d’une action syndicale, au fond ? Obliger les patrons et les décideurs à changer leur point de vue. Mais là, vous ne faites changer de point de vue que les travailleurs ordinaires, ceux qui sont emm… par vos exactions, et qui, du coup, en viennent à râler sur vous, voire à remettre en question la légitimité du syndicalisme, alors que, au fond, vous défendez les droits de tous ! Ne pourriez-vous pas être moins corporatistes et plus rassembleurs ? Ça demande une réflexion de fond, c’est sûr… Les choses ne sont pas si simples.
Et nous, là dedans ?
On se plaint, on râle, on y va de sa petite expérience personnelle, comme si on était le seul concerné, le seul qui a des raisons de se plaindre : oui mais moi je suis indépendant, je n’ai pas le droit de faire grève ; oui mais moi je travaille déjà plus de 50 h par semaine, oui mais moi je suis tombé malade et je n’ai eu droit à rien, oui mais moi je travaille, oui mais moi je n’ai pas de travail, et je vais perdre mes droits, oui mais moi je vais devoir travailler deux ans de plus, oui mais moi j’ai fait un burn-out, oui mais moi mon travail est pénible et je ne me plains pas, oui mais, oui mais…
Et nous avons tendance à oublier que si nous nous en tenons uniquement à nos petits problèmes personnels, rien ne bouge. Au contraire. On n’a pas non plus beaucoup d’imagination pour faire changer les choses : râler contre les 45 heures, c’est une chose, mais qui est prêt à dire qu’il est d’accord de travailler un peu moins, de partager son temps de travail ? Qui est prêt à voir que si cela l’oblige à quelques renoncements, sa qualité de vie en sera améliorée ? Qui est prêt à se rendre compte que de tous temps, partout, il y a des gens qui sont dans une situation pire que la sienne et qui s’en sortent quand même ? Qui veut voir que l’on peut VRAIMENT vivre autrement ? Qu’il n’y a pas qu’un modèle unique, basé sur l’avoir, sur le toujours plus…
Bien sûr il faut s’indigner à propos des salaires de certains patrons, à propos des fuites d’argent au Panama, à propos de l’impunité dont jouissent les fraudeurs. Bien sûr il faut être contre les 45h, contre les privatisations de services publics comme la SNCB, contre cette société où les inégalités sont de plus en plus flagrantes. Bien sûr il faut que l’argent, ce sacro-saint nerf de la guerre, soit réparti plus équitablement, qu’il n’y a pas de raisons que ce soient toujours les mêmes qui casquent ! Et bien sûr, nous devrions exiger de nos gouvernements qu’ils ne soient pas qu’au service de la sacro-sainte économie de marché.
Mais il faut s’indigner ENSEMBLE, et pas chacun dans notre coin. Et si l’on veut que les choses changent, il faut commencer par les faire changer dans notre tête, et dans notre vie.
Le partage des savoirs, des richesses, la solidarité, ce ne devrait pas être que des rêves d’utopistes.
Un autre monde est possible, tous ceux qui ont vu le film DEMAIN en sont convaincus. Le problème c’est que même parmi ces gens, peu sont prêts à se bouger pour faire advenir cet autre monde…
Tout est à faire, alors, au risque de me répéter, je dis « un peu d’imagination que diable » !
Marie-Pierre Jadin
[1] Il suffit d’écouter certains politiciens parler « d’actes irresponsables », « injustifiables », de « prise d’otage »… Où sont les irresponsables ? Où sont les bons citoyens pris en otage ? On est presque obligé de choisir son camp, non ?